Communisme et franc-maçonnerie ou la 22e condition…

Conform edition, coll Pollen n°21, Paris, 2020

Il y a tout juste 100 ans, les socialistes français de la SFIO se réunissaient à Tours afin de déterminer s’ils devaient, oui ou non, rejoindre la troisième Internationale et accepter les 21 conditions imposées par Moscou. La suite est bien connue : après quelques jours de discussions, les délégués de la SFIO se rangeaient majoritairement à cette opinion, donnant ainsi naissance au parti communiste français, tout en laissant à Léon Blum et les siens la garde de la « vieille maison » socialiste.

Dans ce nouvel ouvrage, l’historien Denis Lefebvre revisite cet événement historique à l’aune du rapport ambivalent entre franc-maçonnerie et communisme. Plus que les 21 conditions imposées par les bolchéviques, l’auteur nous rappelle qu’une 22e condition est discutée dans les couloirs de la salle du manège de la cité tourangelle : elle concerne l’impossibilité d’être tout à la fois franc-maçon et communiste. Jamais évoquée officiellement durant le congrès — Léon Blum y fait référence dans un article publié le 27 octobre 1920 dans l’Humanité — elle sera rendue publique en 1922, au cours du quatrième congrès de l’Internationale.

Léon Trotsky est alors tout désigné pour lancer la charge. Fin connaisseur de l’univers maçonnique grâce aux lectures qui furent les siennes durant son embastillement à Odessa, il proclame l’incompatibilité absolue entre communisme et franc-maçonnerie. Pour lui, les communistes francs-maçons, en particulier élus, jouent les idiots utiles de la social-démocratie en incarnant l’aile gauche d’un régime parlementaire bourgeois et réformiste qui s’accommode parfaitement de leur présence. Il considère que la double appartenance est une entrave à l’avènement du grand soir.

Les velléités moscovites se transforment dès lors en oukase que le Parti communiste français est chargé de faire respecter. Les communistes francs-maçons sont sommés de rendre publique dans la presse communiste, avant le 1er janvier 1923, leur rupture avec la franc-maçonnerie sous peine d’expulsion. Cette confession ne vaut pas pour autant réhabilitation et les anciens francs-maçons devront attendre deux ans avant de pouvoir exercer une responsabilité au sein du parti.

Comment les obédiences maçonniques réagissent-elles face à ces injonctions ? Le Grand Orient de France demande dans un premier temps aux frères communistes ne pas céder au diktat de la 22e condition. En rentrant en maçonnerie, les communistes ont épousé un idéal de liberté par nature contraire à l’instauration d’une dictature du prolétariat. C’est à ce titre qu’ils doivent rester francs-maçons. Et puis, le temps laisse place à des réactions plus abruptes. Après les premiers départs, La Grande Loge de France et le Grand Orient envisagent d’expulser les frères démissionnaires, estimant que ceux qui se rangent du côté du Parti communiste font déshonneur au serment qu’ils ont prononcé au moment de leur initiation. Cette idée est toutefois rapidement abandonnée, au nom de l’esprit de tolérance qui guide l’engagement maçonnique.

Face à ce choix cornélien, les communistes francs-maçons divergent : certains, dont Laurent Rozières, Louis Gélis, ou André Marty optent pour le parti, quand dans le même temps, Antonio Coen, membre de la loge Jean Jaurès à la Grande Loge de France, refuse de se plier aux décisions de la troisième internationale. Louis-Oscar Frossard, secrétaire général du parti et dont tout le monde pensait à tort qu’il était un frère, choisit lui aussi la maçonnerie. Il sera initié le 13 janvier 1926 au cours d’une procédure rocambolesque. Au final, le PCF expulse 86 francs-maçons (ou supposés l’être) et la SFIO redevient un lieu d’accueil pour ces frères qui avaient choisi le parti communiste quelques années plus tôt.

Dans ce travail très fourni, Denis Lefebvre relate l’histoire d’une rupture politique qui fera date au sein du mouvement communiste. Il pose la question de l’antagonisme entre deux idéaux qui ont autrefois emprunté une route commune. Près de cent ans après l’analyse développée par Trotsky, doit-on considérer que celle-ci est encore pertinente au regard des bouleversements historiques et politiques qui ont eu lieu en France ? Quelles sont les valeurs partagées par le communisme du XXI siècle et la franc-maçonnerie ? Peut-on être aujourd’hui franc-maçon et communiste ? Autant de questions qui sont posées au terme d’une lecture passionnante.

Thomas Collet

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