Francs-maçonnerie et communismes : une histoire complexe et mal connue
Si proches et pourtant parfois si loin aussi ! C’est le paradoxe des relations entre franc-maçonnerie et communisme. Les tumultes les plus terribles l’histoire les ont souvent rassemblés pour défendre l’essence même de leurs engagements communs, ils nous ont dressés contre le même ennemi, unis dans les mêmes geôles et ils ont conduit parfois nos sœurs, nos frères et nos camarades à poursuivre leur combat jusqu’au sacrifice suprême et tomber ensemble sous la mitraille des pelotons d’exécution. Pourtant, en d’autres circonstances et en d’autres époques, les exclusions réciproques et les incompréhensions mutuelles ont rompu ou distendu ces liens que l’on aurait pensés indissociables.
Les spécialistes de ces histoires démêleront l’écheveau de ces rapports multiples mais pourquoi ne pas évoquer, les moments au cours desquels les idées et les actions ont été associées par les mêmes desseins.
Une certaine approche biographique permet d’appréhender la complexité de l’articulation entredes démarches individuelles et l’action collective qui explique peut-être les sinuosités des deuxtraditions.
L’ histoire de la franc-maçonnerie peut formellement débuter en 1717. Celle de la pensée communiste, ne commence pas en 1917, ni en 1920, mais doit intégrer des expériences françaises plus anciennes et notamment celles fondatrices de la Révolution française et de la Commune de Paris. La tradition communiste est plus longue que celle du Parti communiste français et qu’elle ne peut entièrement être représentée par lui, tant elle fait partie de l’histoire de notre peuple, tant l’empreinte de ses idées marquent les conquêtes sociales et démocratiques de notre peuple.
Il faut garder en mémoire le souvenir fort que c’est à Belleville que tomba, rue Ramponeau, le 28 mai 1871, la dernière barricade de l’insurrection parisienne. Chaque année, le 1er mai, devant le mur des Fédérés, le Grand Orient de France rend un hommage important à celles et ceux qui tombèrent pour la Commune. Forte est la mémoire collective des franc-maçons due défilé maçonnique qui rassembla, le 29 avril 1871, sans doute dix mille maçons et compagnons derrière une soixantaine de bannières. Assemblés devant l’hôtel de ville, Félix Pyat les
accueille de ces paroles : « Frères, citoyens de la grande patrie, de la patrie universelle, fidèles à nos principes communs : Liberté, Égalité, Fraternité, vous francs-Maçons, vous faites suivre vos paroles de vos actions ». Léo Melliet, membre de l’Association internationale des travailleurs, candidat socialiste- révolutionnaire aux élections législatives du 8 février 1871, élu au Conseil de la Commune par le XIIIe arrondissement, leur offre un drapeau rouge et déclare : « Voici le drapeau rouge que la Commune offre aux députations maçonniques. Ce drapeau doit accompagner vos bannières pacifiques. C’est le drapeau de la paix universelle, le drapeau de nos droits fédératifs. […] C’est le drapeau de la Commune de Paris que la Commune va confier aux francs-maçons. Il sera placé au-devant de vos bannières et devant les balles homicides des Versaillais ». Les bannières sont plantées symboliquement sur les fortifications versaillaises dont les troupes acceptent un cessez-le-feu. Thiers reçoit une délégation entre deux portes et ordonne la reprise des combats le 30 avril à 7 heures. Claude Thuot, membre des Zélés Philanthropes, est le premier tué, sa bannière à la main, à la porte Maillot. Après la semaine sanglante, celles et ceux qui ne tombèrent pas sous les balles versaillaises rejoignirent les 31 000 prisonniers conduits à Satory et Versailles, puis ce fut, la mort, la déportation ou l’exil.
La Commune dura un peu plus de deux mois, mais son œuvre éphémère inspira plusieurs générations de militantes et de militants, parmi lesquels on compte de nombreux francs-maçons.
Souvenons-nous des mesures de la Commune en faveur de la démocratie directe, du droit de vote pour les étrangers, de l’émancipation des femmes, de la reconnaissance de l’union libre, de la liberté de la presse, de l’école gratuite et laïque, de la séparation de l’Église et de l’État. Ce corpus idéologique constitua la base du programme de la gauche socialiste et révolutionnaire longtemps après la semaine sanglante.
Souvenons-nous aussi d’Arthur Groussier qui a été le président du Conseil de l’ordre du Grand Orient de France de 1925 à 1940. Secrétaire général de la Fédération nationale des ouvriers métallurgistes, il peut être considéré comme un des fondateurs de la Confédération générale du travail (CGT). Il participe, en 1896, à la création de l’Alliance communiste révolutionnaire avec Jean Allemane, communard rescapé du bagne de Nouvelle-Calédonie, dreyfusard déclaré. Au congrès de Tours, Jean Allemane a rejoint la majorité communiste. Il fut un maçon actif de la loge Les Rénovateurs à l’Orient de Clichy, dans laquelle travaillait aussi Jean-Baptiste Clément.
Arthur Groussier est élu député pour la première fois en 1893, dans le 10e arrondissement de Paris, comme représentant du Parti ouvrier socialiste révolutionnaire. Dans sa profession de foi, il déclare :
« L’émancipation des travailleurs ne peut être que l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Ils ne l’obtiendront que par la lutte des classes et par l’action révolutionnaire d’un parti politique distinct en face des diverses nuances des partis politiques bourgeois. Elle ne sera en bonne voie de réalisation que, lorsque, par la socialisation des moyens de produire, on s’acheminera vers une société communiste ». En 1919, il est élu, dans la première circonscription de la Seine, sur une liste qui compte aussi Marcel Cachin, Marcel Sembat et Paul Vaillant-Couturier.
Au Parlement, l’activité politique considérable d’Arthur Groussier permet l’adoption de lois essentielles et novatrices sur les syndicats professionnels, sur le contrat et la durée du travail et sur l’hygiène et la sécurité des travailleurs. Toutes ces dispositions sont rassemblées, en 1910, dans le premier Code du travail dont on peut légitimement considérer qu’il en est l’initiateur principal. Battu aux élections de 1902, il se retire de la vie politique en 1928 pour ne plus s’investir que dans le Grand Orient de France. Néanmoins, il ne faudrait pas dissocier ou opposer ces deux périodes de sa vie. Sa pensée politique et son activité ont toujours été intimement mêlées. Il ne conçoit pas la République sans lalaïcité et sans l’égalité des droits politiques et sociaux. Il considère que l’exercice de la citoyenneté ne peut être entier sans la satisfaction des conditions matérielles de l’existence.
Cette position est partagée par une large majorité au sein du Grand Orient de France. Ainsi, il organise, en 1896, un convent social qui débat de la création des caisses de retraites, de l’utilité d’un ministère du travail et de l’impôt progressif sur le revenu. En 1900, le Grand Orient de France réduit le montant de la cotisation pour permettre l’entrée en loge des ouvriers. Dans certaines loges, l’appartenance à la CGT vaut même dispense de cotisation ! Enfin, en 1904, le psychiatre Paul Brousse ouvre un atelier qui prend le nom de : Les Travailleurs Socialistes de France.
À cette époque, l’entrée en loge accompagne souvent une démarche politique, un engagement au service de l’action. La création et le raffermissement progressif des partis politiques, radicaux, socialistes puis communistes, vont conduire les loges à penser leur rapport à ces nouveaux acteurs majeurs de la vie publique. Il faut les circonstances dramatiques de la montée des ligues, de la lutte antifasciste et de la Résistance pour que les conditions de nouvelles associations soient réunies. Elles sont essentielles pour comprendre les formes de ces nouvelles alliances. Pour les évoquer, il est utile d’en restituer la dimension personnelle et tragique.
Nous sommes le matin du 2 octobre 1943. L’aube se lève sur la clairière du fort du Mont Valérien. Sous les balles allemandes, attachés aux poteaux criblés par la mitraille, comme l’a dit le poète :
Ils étaient cinquante et un quand les fusils fleurirent Cinquante et un qui donnaient leur cœur avant le temps Cinquante et un amoureux de vivre à en mourir Cinquante et un qui criaient la France en s’abattant.
Sortis des prisons de la banlieue parisienne et unis dans la mort, ils sont fusillés en représailles de l’exécution du responsable allemand du STO en France, par Marcel Rajman et Celestino Alfonso, deux FTP communistes de la MOI. Parmi les cinquante et un, il y a trente-sept communistes et quatorze membres du réseau « Alliance ».
Tous meriteraient d’être présentés, mais en voici que quelques-uns :
- Armand Dutreix est né à Limoges, en 1899. Il est chef d’entreprise et militant socialiste. Franc-maçon du Grand Orient de France, il appartient à la loge Les Artistes Réunis de Limoges. Dès 1941, il entre en contact avec le mouvement Libération-Sud, dont il devient le responsable départemental pour la Haute- Vienne.
- Abel Vacher est né à Bouligny, dans la Meuse, en 1904. Il est ajusteur-outilleur à la Société de constructions aéronautiques du Centre, à Issy-les-Moulineaux, et membre de la cellule communiste de l’usine. Il rejoint le Front national de lutte pour la libération et l’indépendance de la France, en mai 1941, puis les FTP, en janvier 1942.
- Martial Brigouleix est né à Ambrugeat, en 1903, dans une famille de petits-paysans de la haute Corrèze. Militant pacifiste, militant socialiste et membre de la Ligue des droits de l’Homme, il est franc- maçon au Grand Orient de France et à la Grande Loge de France. Il travaille dans la loge L’Intime Fraternité, de Tulle. Professeur d’histoire-géographie à l’École militaire préparatoire technique de Tulle, il est révoqué en 1941, pour son appartenance à la franc-maçonnerie. Il est l’adjoint d’Edmond Michelet ausein du mouvement Combat, puis fut chef départemental de l’Armée secrète en Corrèze. Arrêté en avril 1943, il reste muet sous la torture. Son corps repose dans le cimetière de Bagneux.
- Marcel Béraud est né à Issoire, 1910. Ébéniste, il est membre du Parti communiste et se bat en Espagne, comme volontaire dans les Brigades internationales. Au sein de la région n° 6 des services spéciaux de la France libre, il est chargé des atterrissages et parachutages en Auvergne. Il est arrêté en mai 1943, pour « résistance gaulliste ».
Tous ces hommes, les femmes ont été rassemblés au Mont Valérien, car ils représentent les ennemis absolus que combat, en France, le Reich allemand : étrangers, juifs, communistes, francs-maçons, résistants. Ils appartiennent à des réseaux qui ont tenté, dès 1941, de se coordonner pour mener la lutte armée. En région parisienne, il faut citer le réseau Patriam Recuperare qui symbolise la Résistance maçonnique et qui prend naissance au sein de la loge Les Travailleurs à Levallois- Perret. Un de ses animateurs est le docteur René Quenouille, adjoint au maire communiste de Villeneuve- Saint-Georges.
Compagnons d’armes pendant la Résistance, maçons et communistes ont continué à travailler ensemble après la Libération, selon des modalités variables qui s’expliquent plus par les liens personnels noués pendant la guerre que par une stratégie ou des consignes nationales. À partir de réseaux comme le Mouvement de libération nationale ou Combat, ont été constituées de nouvelles entités politiques qui ont longtemps maintenu des liens entre partis de Gauche, Parti communiste et des personnalités politiques actives en maçonnerie. Pensons notamment à l’Union progressiste fondée par Emmanuel d’Astier de La Vigerie, Pierre Cot, Robert Chambeiron, Pierre Dreyfus-Schmidt et Jacques Mitterrand. Ce dernier, Grand Maître du Grand Orient de France, bénéficia du soutien du Parti communiste pour être élu conseiller de l’Union française. Membre du groupe communiste de l’Assemblée de l’Union française, il est intégré au bureau de cette organisation à la demande de Maurice Thorez qui le consulte régulièrement sur les problèmes de l’Afrique et de la décolonisation.
La suite de cette histoire des francs-maçons et communistes appartient à celles et ceux qui la vivent encore ou qui l’écrivent de nouveau. Dans une France plongée dans une grave crise sociale, politique et démocratique, dans une Europe, de nouveau, en proie aux pires dérives racistes, xénophobes et autoritaires, et alors que, de nouveau, s’entend la haine proférée contre les Juifs, contre les francs-maçons, contre les homosexuels, contre celles et ceux qui défendent leur liberté d’expression, il est essentiel de nous souvenir de nos valeurs communes et de nos luttes passées pour les protéger. Dans le respect de nos cultures spécifiques, de nos pratiques différentes et de nos modalités d’action originales, nous devons nous retrouver et réaffirmer notre attachement commun à la République, la laïcité, la liberté de conscience, mais aussi dialoguer pour œuvrer ensemble à l’émergence d’une nouvelle humanité qui place au centre de ses préoccupations le renforcement d’une démocratie élargie à l’ensemble de la société par l’égalité des droits sociaux et politiques, qui donne à chacune et chacun la possibilité d’exercer sa citoyenneté dans un rapport direct avec la République, en s’affranchissant des tutelles des dogmes ou des carcans oppresseur des identités subies.
Ayons confiance en la force émancipatrice de la rationalité, du dialogue, de la liberté de la conscience se déployant sans entrave, de la culture et de la connaissance s’appliquant à l’ensemble de notre humanité pour que vive la République sociale, laïque et universelle.